Serguei Belimov : « J’ai créé mon premier instrument à l’âge de trois ans. »

Rencontre avec un Don Quichotte de la musique contemporaine
 
Le métier de compositeur est à peu près aussi indéfinissable que celui d’écrivain. Qu’est-ce qui distingue celui qui compose une symphonie électro-acoustique de celui qui crée un jingle de sept secondes pour une publicité ? La musique contemporaine savante, héritière de la musique classique, ressemble aujourd’hui à un club select, tant ses dernières évolutions sont complexes. Sergei Belimov, compositeur russe installé en France depuis 15 ans, nous ouvre les portes de cet univers.
 
Le Courrier de Russie : La musique contemporaine est souvent taxée d’élitisme. Qu’en pensez-vous ?
Sergueï Belimov : On le dit souvent, mais ce n’est pas vrai. Il s’agit certes d’un langage à part, correspondant à l’image du monde en ce début de XXIe siècle. Les compositeurs de notre temps ne prétendent pas écrire
du Puccini ou du Verdi, tout comme les physiciens ne songent pas à revenir à Newton. Aujourd’hui, la musique regarde à l’intérieur du son comme la physique quantique à l’intérieur des particules.
 
LCDR : Qu’est-ce qui définit un compositeur aujour d’hui?
S.B. : Le plus important pour un compositeur, c’est de ne craindre ni soi-même, ni le qu’en-dira-t-on. Certains se rangent rapidement dans un tiroir où se déroulera toute leur carrière, tandis que d’autres oseront aller au-delà.
 
Ce « droit d’oser », Serguei Belimov le conquiert très tôt. A 27 ans, il devient membre de l’Union des compositeurs de l’URSS, premier à faire résonner de sons électroniques la sacro-sainte Philharmonie de Saint-Pétersbourg. Dans sa 1ère symphonie (1981) s’entremêlent musique occidentale, râga indien et mugham azéri.
Serguei Belimov s’inscrit dans la lignée de Chostakovitch et Shnitke en Russie, de Messiaen et Dutilleux en France. Dans ses créations, il opère une révision complète de tous les « ingrédients » de la musique : le
son, le timbre, l’intervalle.
 
LCDR : Vos compositions des années 70-80 appartiennent-elles à la musique dite « soviétique » ?
S.B. : Qu’est-ce que c’est, la musique soviétique ? Ou la littérature, la peinture soviétiques ? Il s’agit de
phénomènes encore plus artificiels que l’URSS ellemême. Peut-on mettre Pasternak, Goubaïdoulina ou Malévitch dans le même sac que les innombrables auteurs des cantates « Lénine et Staline au sein de nos cours populaires »? Un jour, le ministère de la Culture m’a commandé une cantate basée sur des poèmes soviétiques. Evidemment, j’ai accepté : à l’époque, une commande émanant du ministère de la Culture était un immense honneur ! En feuilletant mes poètes préférés à Leningrad, j’ai réalisé que je ne pouvais rédiger que sur des poèmes anti-soviétiques ! Aussi ai-je écrit « Canticles amores » (1982), sur des extraits du Cantique des cantiques, de la poésie de l’ancienne Egypte traduite par Anna Akhmatova, de l’ouvre de Sappho ainsi que sur un poème de Marina Tsvétaïeva. Evidemment, ça ne leur a pas plu…
 
LCDR : Avez-vous parfois regretté de ne pas habiter à l’Ouest, afin d’échapper à la censure ?
S.B. : Les compositeurs, en URSS, bénéficiaient d’une liberté plus grande que leurs confrères poètes ou peintres : la musique, fort heureusement, n’est ni « blanche » ni « rouge » même si, en 1948, beaucoup
de musiciens ont subi les foudres de la répression. Nous avons déploré la coupure entre une musique dite « soviétique » et la musique occidentale. Après la Perestroïka, les compositeurs d’Europe de l’Est rêvaient d’un espace culturel européen, sans frontières. Quelle ne fut pas leur déception en découvrant, de l'autre côté du mur, un espace musical cloisonné, aux étiquettes séparant non seulement les nations, mais aussi les artistes à l’intérieur d’un même pays ! Certes, l’Union des Compositeurs, créée sous Staline, fut source de censure et d’intrigues, mais elle permettait au moins de se serrer les coudes entre musiciens. Cette idée de communauté de création est probablement ce qui manque le plus dans le paysage musical français, même si l’IRCAM* , 
institution unique en son genre, joue en partie ce rôle fédérateur.
 
En 1993, Sergueï Belimov s’installe à Paris avec sa femme Elysabeth Merx, pianiste et écrivain française, qu’il rencontra à Berlin. Un coup de foudre musical : le soir de leur rencontre, quand il lui joue sa « Sonata
una corda », le chat d’Elysabeth fait tomber sur les cordes du piano une boule métallique. Le son étrange produit par la corde, qui ne ressemble en rien à celui d’un piano, rejoint rapidement la palette du compositeur, lui inspirant l’invention d’un instrument nouveau.
 
LCDR : Pourquoi Paris ? Quelle fut votre première expérience de la musique en France ?
S. B. : Pour un artiste, le monde entier constitue un espace culturel et, pour un compositeur, le son
appartient à tout l’univers. Paris fut un choix personnel et pratique. Un hasard. Nous nous voyions souvent
à Saint-Pétersbourg, à Varsovie ou à Berlin, où Elysabeth habitait à l’époque. Mais elle ne parlait pas russe, et je ne parlais pas allemand : exclus donc Berlin et Saint-Pétersbourg. En revanche, je parlais très bien le français que j’avais appris à l’école et notre choix s’est naturellement porté sur Paris. Mon arrivée fut, bien sûr, un choc : la première année je n’écrivis presque rien, mais écoutai beaucoup. Chaque pays possède son propre univers sonore et je voulais sentir de quoi était fait celui de la France.
 
LCDR : Et comment résonne-t-elle, la France ? Quelle est son image musicale ?
S. B. : La France authentique, pour moi, ce sont les cris des vendeurs sur les marchés : « Deux kilos cinq balles, deux kilos cinq balles ! », qui me rappellent le Paris des années 1950-60, dans les films en noir et blanc. Paradoxalement, je connais ces sonorités presque depuis l’enfance : Moussorgsky avait parfaitement saisi le mélange de sons d’un marché français dans son « Marché de Limoges ».
 
LCDR : Comment s’est organisée votre vie en France ?
S.B. : Je partage mon temps entre Paris et Saint-Pétersbourg. Je compose, j’enseigne aux Conservatoires de Saint-Ouen et de Bagnolet, je participe à des festivals de musique contemporaine. Mon activité se déroule partout en Europe, au gré des rencontres. Avec Elysabeth, j’ai formé un duo Cordepiano et nous donnons des concerts ensemble. Je voyage beaucoup – de l’Amérique Latine à l’Asie du Sud-Est – et de partout je ramène un instrument! Mon bureau est installé en rez-de-jardin, là où les gens garent leur voiture d’habitude, mais, chez moi, on y trouve deux pianos et un gong de Bali. Je jardine aussi : c’est-à-dire que je prends mon ordinateur et
m’installe dehors pour travailler ! 
 
Depuis longtemps, Serguei Belimov s’intéresse au son et aux possibilités timbrales des instruments.
 
LCDR : Son, timbre, instrument : quel est le lien ?
S.B. : J’ai créé mon premier instrument à l’âge de trois ans. En tendant des élastiques provenant de bocaux de cornichons sur des bâtons de bois, je m’aperçus avec stupéfaction que plus l’élastique était étiré, plus le son était aigu. Plus tard, j’ai inventé et breveté en France et en Russie un « vrai » nouvel instrument, le Cordepiano, qui permet d’obtenir, grâce à la symbiose de sons de la corde et du corps qui la touche, des sonorités inaccessibles au piano traditionnel.
 
Une invention qui intéresse déjà l’IRCAM.
 
A côté de cette recherche poussée à l’extrême des possibilités de l’oreille humaine, Serguei Belimov ne délaisse pas des genres plus traditionnels.
 
LCDR : On dit que chaque compositeur a deux rêves: le premier est d’écrire un opéra, et le deuxième celui
d’écrire une pièce pour enfants que ceux-ci écouteraient réellement. Qu’en est-il pour vous ?
S. B. : Je viens de réaliser l’un de ces rêves il y a tout juste trois mois : le Festival musical La terre des
enfants, à Saint-Pétersbourg, m’a commandé un conte musical pour orchestre et récitant. Le composer
– la musique ainsi que le texte – fut un plaisir créatif inimaginable.
 
LCDR : Ce « Sonny. Flûte. Labyrinthe » rejoint-il la tradition de « Pierre et le loup » de Prokofiev?
S. B. : Pierre et le loup est un conte magnifique, qui a attiré vers la création musicale des millions de
jeunes dans le monde entier. Il comporte cependant les traits typiques de l’idéologie du XXe siècle:
Pierre est un héros « de son temps », qui lutte contre des méchants (le loup) et les vainc par la
force (les chasseurs). Dans mon conte, l’héroïne sauve un monde extraterrestre par la musique.
C’est un pays merveilleux, menacé par un méchant Dynotaure qui, à la fin, se transforme en une gentille
vache grâce à la sonorité de la flûte magique.
 
LCDR : Et l’autre rêve ?
S. B. : Pour l’opéra, il faudra attendre : les théâtres n’en commandent que très rarement. Partout dans
le monde, on retrouve les mêmes réticences face à la musique contemporaine chez des interprètes et
des spectateurs encore très attachés aux mélodies traditionnelles. La rupture, qui date de plus de
cinquante ans déjà, laisse parfois les compositeurs seuls, tels des Don Quichotte, combattre les habitudes
du grand public.
 
LCDR : Qu’est-ce que vous souhaiteriez à un auditeur venant écouter votre musique en concert ?
S. B. : D’y découvrir sa propre musique. Ses rythmes, ses pauses, ses silences. De s’écouter lui-même. 
 
Propos recueillis par Daria Moudrolioubova
 
* IRCAM (Institut de Recherche et Coordination
Acoustique/Musique) : fondée par Pierre Boulez, l’institution est
dédiée à la recherche et la création musicale contemporaine.